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Repenser la réponse sécuritaire au Sahel : quelles stratégies cohérentes pour promouvoir une stabilité durable dans la région ?

« Le texte de notre panel met l’accent sur un déséquilibre qui met en avant un trop grand effort donné aux questions militaires, comparativement aux aspects civils. Or la sécurité est globale ; elle couvre tous les aspects de la vie : militaire, économique, culturel, écologique, religieux… Je ne ferai videment pas le tour du sujet. J’évoquerai quelques questions de fond où ces aspects s’entremêlent. Vous remarquerez, mon parcours professionnel aidant, que le côté militaire sera probablement assez présent.

Q1: L’instabilité politique et les coups d’état au Sahel constituent une réponse à une question pendante : Quel type de démocratie pour nous : démocratie ou westernocratie ? Si « démocratie » veut dire étymologiquement pouvoir du peuple, en grec (dêmos kratein), aujourd’hui, aux yeux de beaucoup de gens, elle illustre et consacre les valeurs morales et politiques de l’Occident. Donc, le pouvoir de l’Occident. Autrement dit : « westernocratie », (de western et kratein). Vue sous cet angle, la transplanter ailleurs se heurte à des rejets, comme tout corps étranger. En Afrique, des concepts comme : laïcité, droits des LGBT, IVG… passent plutôt mal ! Des concepts non controversés sur les plans éthique et religieux s’appliquent difficilement aussi. Les élections en fournissent l’illustration. Leur conduite et leurs résultats sont quasiment toujours contestés par l’une ou plusieurs des parties en compétition. Toutefois, malgré ses défauts, la démocratie reste le système politique le moins mauvais. Il y a cependant lieu de l’adapter à nos conditions au Sahel. Dans cette perspective, quelle place pour les militaires ? Constituent-ils une voie de salut, comme eux-mêmes prétendent quand ils destituent les régimes en place, avec la complicité d’une bonne frange des politiciens locaux ? Certainement pas. De tels comportements relèvent plutôt d’un déficit de culture républicaine et de gouvernance. Pour y faire face, il faut lutter contre la corruption et la mauvaise gestion des ressources et maintenir les FDS (Forces de défense et de sécurité) à leur place : en dehors des tractations et manouvres politiques. Il ne faut surtout pas trop privilégier les chefs militaires proches du pouvoir ; car, ils finiront par se sentir indispensables, voire une alternative à l’autorité politique en place.

Q2 : On combat le terrorisme alors qu’on autorise et légitime l’extrémisme. Or, le terrorisme est le stade suprême de l’extrémisme. On constate la floraison des mouvements extrémismes partout dans le monde. Ils sont de « droite » ou de « gauche » en Occident, religieux ou communautaristes en Asie, en Afrique et au Sahel. En Occident, malgré leurs discours violents, ils arrivent au pouvoir à travers les urnes : Trump aux USA, Viktor Orbán en Hongrie, Bolsonaro au Brézil… et la liste est appelée s’allonger. Arrivés au pouvoir, ils s’y accrochent et vont même jusqu’à refuser l’alternance démocratique : l’occupation du Capitole par les partisans de Trump laisserait penser que la ‘’démocratie’’ aurait atteint ses limites.

Au Sahel, à défaut de systèmes électoraux permettant une alternance consensuelle, les extrémistes prennent les armes. Pour recruter des combattants, ils cherchent des terrains fertiles à travers les institutions cultuelles, éducatives et tribales : mosquées, medersas, ONG, groupes de prêche… Face à ces risques, on doit sans cesse explorer les voies et moyens permettant d’encadrer ces structures en menant un travail de prévention et de « déradicalisation » le cas échéant.

Q3: On se fait la guerre en Europe, entre d’un côté la Russie et de l’autre l’Ukraine fortement soutenue par le monde occidental. Mais c’est la Chine, la Turquie et d’autres pays émergents qui en profitent, et c’est l’Afrique que menace la famine. Il y a donc urgence, non seulement d’arrêter la guerre, mais aussi d’œuvrer pour une gouvernance mondiale équitable à même de produire, au profit des populations africaines, une solidarité aussi généreuse que celle dont bénéficient les Ukrainiens actuellement. D’autres conséquences de cette guerre impacteront la sécurité au Sahel. Sur le plan des relations internationales, on assiste à la recomposition du paysage et des équilibres géopolitiques mondiaux avec une multiplicité d’acteurs en émergence : Chine, Turquie, Inde, Iran…Ils sont en compétition de plus en plus forte entre eux, mais, aussi et surtout, avec les anciennes puissances mondiales. Je formule le souhait pour que cette course d’influence géopolitique suive, dans notre sous-région, une trajectoire inclusive fondée sur le principe : il y a de la place pour tout le monde au Sahel. Nouveaux acteurs et anciens doivent s’y souscrire en ayant à l’esprit que l’ère de l’Afrique « chasse gardée », ou l’Afrique « pré carré », de telle puissance étrangère ou telle autre, est révolue. Du côté de l’Afrique, on attend beaucoup, ou même trop, de l’Occident, alors qu’en même temps pas mal de nos élites dénoncent cette coopération, continuent d’en tirer profit, et ne proposent pas d’autres alternatives. Au plan économique, outre la crise alimentaire, la relance économique post-covid attendue est en train de céder la place à une crise énergétique et une inflation aux conséquences inquiétantes. La lutte contre le changement climatique risque d’en pâtir, tandis que la course aux armements reprend de plus belle. Tout cela pèsera sur le Sahel. D’où l’intérêt d’une approche multi partenariale et multidimensionnelle à mener en direction du Sahel et de l’Afrique. L’Europe et l’Occident sont appelés à y contribuer efficacement. Toutefois, leur attention se tourne vers l’Ukraine et son voisinage pro occidental. Loi de proximité et calculs électoralistes obligent, les chefs politiques du monde dit « libre » sont tentés d’agir dans l’immédiateté, les sondages d’opinion devenant quasiment leur unique boussole.

Q4 : Faut-il dialoguer avec les « djihadistes » ? Oui, mais pas n’importe comment. Le dialogue doit s’inscrire dans une logique de stabilisation générale. En appui aux dispositifs militaires, il doit faire partie intégrante d’une vision globale qui consiste à renforcer la capacité des gouvernements à fournir des services de base aux citoyens, à privilégier la prévention et l’apaisement des tensions par le dialogue avec et entre les communautés et à améliorer la gouvernance, notamment par un meilleur contrôle des finances publiques et par l’amélioration du système électoral. La stabilisation souhaitée ne doit pas être seulement curative, mais préventive également. Il ne faudrait pas attendre que la crise s’installe pour intervenir. On doit agir en amont et en aval : avant, pendant et après. Bien entendu les stratégies de moyens correspondantes seront inévitablement impactées par les contraintes et limites liées au covid et à la guerre d’Ukraine, ainsi que par les effets de la sécheresse et du changement climatique en général. Ce qui pose un défi énorme : Que faire pour réduire leurs impacts négatifs en matière de ressources ? C’est la question fondamentale sur laquelle nous devons travailler. En outre, l’appui au dialogue ne doit pas consister à mettre l’effort sur des actions d’«aides financières à la réinsertion » ; actions qui risquent d’inciter des jeunes déshérités, qui n’ont rien à perdre, à suivre le mauvais chemin : essayer le terrorisme, puis si ça ne marche pas, se repentir pour bénéficier de ces aides financières. Ce serait une ‘’prime au terrorisme ‘’ qui ne dit pas son nom.

Q5 : Elle couvre trois aspects stratégiques:

• D’abord, est-il concevable de combattre l’insécurité efficacement au Sahel, en abandonnant son foyer principal, le laissant à la merci des bandes armées criminelles et groupes terroristes ? La centralité du Mali est incontournable dans tout dispositif destiné à la lutte contre l’insécurité au Sahel. Les autorités de Transition maliennes, leurs alliés et partenaires, notamment les Français et les Russes, doivent le savoir et agir en conséquence. Comme au Sahel, il y a de la place pour tout le monde en matière de coopération civile, il y’en a également dans le domaine militaire.

• Ensuite, comment voulez-vous mener efficacement une stratégie sécuritaire au Sahel tandis que plus de la moitié des victimes et des populations locales en sont exclues, réduites au silence ? Le taux de présence des femmes et jeunes filles au sein des FDS des pays du G5 Sahel serait de l’ordre de 3 à 5%. Certes, une prise de conscience timide du problème est en développement. Elle prend cependant, parfois, des allures d’instrumentalisation politique. Il faudrait la booster autrement : en instituant un ‘’pass- genre ‘’ applicable à nos politiques de sécurité, nationales comme régionales.

• En fin, il ne faut pas faire l’amalgame entre combattre le terrorisme et punir les populations innocentes. Les crimes et exactions commis par les FDS doivent cesser et leurs auteurs punis. En plus de la répression, il faut entreprendre une action pédagogique de grande envergure et continue au sein des FDS, en instaurant un « pass-DCA » (droit des conflits armés), ou droit humanitaire, à tous les niveaux : dans les textes juridiques et réglementaires, dans les cadres d’ordres, dans les exercices et manœuvres, dans les opérations militaires… Puis, il faut professionnaliser les FDS, notamment en évitant d’engager des forces militaires non régulières, mal formées techniquement et moralement : pas de milices, pas de SMP (sociétés militaires privées), ni de « volontaires » ou mercenaires.

En guise de conclusion, je finirais par souligner deux soucis que nous partageons tous. Mais sur lesquels j’aimerais insister davantage :

a. Je suis musulman ; et je me sentirais totalement en insécurité si l’on m’empêche d’aller à la mosquée, ou si l’on m’empêche de boire, de manger, ou de m’habiller selon les préceptes de l’islam. Et je me sentirais surtout en insécurité si l’on m’offense dans mes croyances profondes. Toutefois, je ne porte pas, et je ne porterai jamais, de ceinture explosive ou une kalachnikov pour éliminer ou terroriser ceux qui ne pensent pas comme moi. J’estime que combattre l’islamophobie est d’abord un combat d’idées. Non, je me refuse à faire le jeu des islamophobes, des xénophobes et des racistes ! J’invite mes coreligionnaires, comme j’invite tout le monde, à ne pas tomber dans les pièges de marchands de haine et d’illusions! N’écoutons pas ceux qui perçoivent les relations entre les groupes humaines en termes de « choc de civilisations ». Observons plutôt nos diversités en tant que richesses, en tant que complémentarité et dialogue entre les hommes.

b. Orientons nos armes et nos colères dans des directions fructueuses: vers le changement climatique, par exemple. C’est le plus grand défi sécuritaire qui menace notre planète. Les rapports du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sont alarmants. Ecoutons-les, et agissons vite avant qu’il ne soit trop tard. Dans ce domaine, je place beaucoup d’espoirs dans l’action de la société civile. Et je souhaiterais que la prochaine édition du Dialogue du Sahel-Sahara traite de ce défi. Et puisqu’il il s’agit de l’avenir de nos enfants, pourquoi ne pas y associer activement la jeunesse ! Misons sur les générations montantes et appuyons leur engagement exemplaire pour l’environnement.

Je vous remercie. »

Colonel (e/r) El Boukhary Mohamed Mouemel

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