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Contribution à un débat de société …

Des nombreux défis auxquels la société mauritanienne est aujourd’hui confrontée, les archaïsmes sociaux et la gabegie constituent, à mes yeux, les plus existentiels.

L’un remontant à des temps immémoriaux et l’autre vieux d’à peine un demi-siècle, les deux défis font paradoxalement peser des risques comparables sur les équilibres vitaux de ce pays. Ces deux épineux problèmes sont agrégés, en ce sens qu’une lutte efficace contre la mauvaise gestion procure un puissant levier de modernisation sociale, d’une part, et que la promotion de la citoyenneté véritable est assimilable à « un caillou dans la chaussure » du prévaricateur invétéré, d’autre part.

En somme, tout progrès dans la résorption de l’un impacte immanquablement et positivement la résolution de l’autre, raison pour laquelle les deux actions salutaires se doivent d’être menées de manière concomitante.

1. Un volontarisme politique méritoire

Le discours prononcé par le Président de la République, SEM Mohamed Ould El Ghazouani, le 10 décembre dernier, à Wadane, constitue, à ne pas en douter, le diagnostic le plus précis et le plus clair, jamais fait par un chef de l’État mauritanien, des archaïsmes sociaux, de leur intolérable injustice historique et des présentes répercussions négatives de leurs séquelles sur le développement harmonieux du pays ; un diagnostic suivi d’un plaidoyer visant à engager solidairement toute la société mauritanienne sur la voie du dépassement effectif de tels archaïsmes.

Quelques semaines plus tard, au palais des congrès Al Mourabitoune, devant un parterre de hauts responsables administratifs du pays, en écho au discours de Wadane, le président invita, sans les nommer, certains hauts fonctionnaires à davantage de conscience professionnelle et de performances sur le terrain. Une telle invite est, sans l’ombre d’un doute, révélatrice d’une volonté politique de s’attaquer à l’un des plus grands défis auxquels la société mauritanienne est confrontée, à savoir le triptyque « concussion », « corruption » et « prévarication ».

Le changement de tutelle de l’Inspection générale d’État (IGE), la fréquence accrue de ses interventions, sa mise à jour d’indiscutables foyers publics de malversations foncières et financières, et les sanctions administratives et judiciaires prises à l’encontre des auteurs de forfaitures avérées, représentent une concrétisation des discours et des gages de fermeté quant à la volonté manifeste du Président de la République d’engager le gouvernement et la majorité sur la voie de l’éradication de ce redoutable fléau qu’est la culture de la corruption, dangereusement prégnante au sein de notre administration publique.

En sus de la réhabilitation du rôle vital de l’IGE, les pouvoirs publics s’attaquent à présent à l’épineux dossier du parc automobile public, difficile à inventorier et budgétivore à l’excès ; la saignée financière que représentait le flux incessant de fonctionnaires en partance pour des destinations lointaines, afin d’assister à d’improbables conférences dont ils ne maîtrisent pas parfois la langue de communication, semble avoir été jugulée, fort heureusement.

D’autres initiatives similaires ont été récemment lancées par les pouvoirs publics, confirmant ainsi la mise en œuvre progressive et effective des intentions présidentielles exprimées lors du discours au palais Al Mourabitoune.

Pour ceux dont l’intérêt pour la chose publique relève du souci sincère de moderniser l’administration publique de ce pays, en garantie de son unité, de sa stabilité, de son indépendance et de son essor économique, de tels efforts publics volontaristes méritent d’être intellectuellement encouragés et politiquement soutenus, car, selon J. Chirac, “la politique n’est pas seulement l’art du possible. Il est des moments où elle devient l’art de rendre possible ce qui est nécessaire”.

2. Des archaïsmes sociaux

À seulement six décennies d’âge, l’État mauritanien peut difficilement être tenu pour responsable d’archaïsmes sociaux, fruits d’un long cheminement historique des plus chaotiques. Des archaïsmes qui, soit dit en passant, ne sont malheureusement pas le propre de notre société, mais plutôt une réalité prégnante dans cette vaste région éprouvée, sur plus d’un plan, qu’est le Sahel ; aucune ethnie (ou tribu) dans cette région n’est historiquement épargnée par cet insidieux mal social, pas même celles qui sont culturellement et ethniquement “homogènes”.

Notre jeune État a-t-il fourni les efforts optimaux sur les plans administratif, culturel, économique et politique, en vue de combattre et d’éradiquer les survivances de mentalités surannées et antinomiques d’une société juste, unie, prospère et tournée vers l’avenir commun, une société réconciliée avec elle-même? Les appréciations à ce propos peuvent légitimement diverger d’une personne à une autre, mais certains faits sont difficilement escamotables.

À titre d’exemples, le Code pénal mauritanien actuel qualifie la pratique esclavagiste de « crime contre l’humanité » passible de vingt ans de prison ; des tribunaux spécialement dédiés à la répression de ce crime opèrent sur l’étendue du territoire national et peuvent être saisis non seulement par d’éventuelles victimes, mais aussi par les ONG qui ont désormais la capacité de se constituer partie civile pour tout cas suspect.

Le développement prodigieux des moyens de télécommunication (téléphonie mobile, Internet, réseaux sociaux, sensationnalisme médiatique ambiant, l’exploitabilité politique…) fait qu’il est aujourd’hui pratiquement impossible aux auteurs de crime d’esclavage d’échapper à la rigueur de la loi ; le dispositif judiciaire devra cependant continuer à être perfectionné pour éradiquer définitivement cette tare sociale.

Les populistes marchands de la haine et de la division, en mal de “filon” politique, persévéreront longtemps à monter en épingle les ultimes (et intolérables) cas suspects ou avérés d’esclavage, pour conjurer le spectre de la marginalisation politique. Certaines ONG nationales et internationales feraient mieux de s’investir dans la lutte contre la grande pauvreté, qui n’a ni race, ni ethnie, ni région en Mauritanie.

Sur un autre plan, il conviendrait, à propos de ce fléau, de comparer les progrès accomplis par les États de la région ; il me semble, qu’en dépit d’évènements politiques exceptionnels, survenus dans notre pays au cours du dernier demi siècle, les Mauritaniens n’ont pas à “pâlir” d’une telle comparaison.

Encore taboues chez certains de nos voisins, des tares sociales comme les séquelles de l’esclavage et le système tribal de castes largement érodé font l’objet, ici, d’une instrumentalisation politico-médiatique à outrance, au point de transformer certains acteurs politiques en de véhéments porte-voix autoproclamés et « exclusifs » de leur caste supposée, aux accents racistes et génocidaires à l’occasion, et ce au détriment de l’éducation aux droits de l’homme, au débat d’idées, à l’ouverture d’esprit, au patriotisme, à la fraternité et à l’empathie, bref à la citoyenneté véritable.

Certains débats publics sont aujourd’hui à ce point toxiques que la moindre nuance objective, le moindre effort d’analyse, sont automatiquement interprétés par certains maximalistes comme des apologies de crimes historiques ; tant et si bien que le militantisme en faveur des valeurs humaines éternelles, conformément à la pensée généreuse de Fiodor Dostoïevski (“la politique, c’est l’amour de la patrie et rien de plus”), au lieu de rester “naturellement” et socialement transversal comme de par le passé, est en train de se guettoïser, exacerbant ainsi les problèmes de société et facilitant leur instrumentalisation politique, au lieu de chercher à les aplanir au bénéfice du pays et de tous ses habitants.

3. Le gâchis politique

L’attitude irrationnelle de certains acteurs politiques vis-à-vis du récent dialogue politique, constitue une monumentale absurdité et un réel gâchis politique. Comment, en effet, réclamer à cor et à cri la tenue d’un conclave politiquement inclusif et thématiquement sans tabou, pour se dépêcher, une fois convenu, d’en boycotter jusqu’aux préparatifs?

C’est tout le pays qui perd ainsi une opportunité politique historique et en droite ligne du discours de Wadane, de régler au mieux, de manière souple, harmonieuse et consensuelle certains des problèmes cruciaux, telles les séquelles de l’esclavage. Cette posture difficilement explicable hypothèque à coup sûr la crédibilité nationale de leaders politiques dont certains nourrissent de grandes ambitions pour ce pays.

Il est tout à fait politiquement cohérent de mettre fin à des concertations nationales, si la règle d’inclusivité est mise en défaut, pour quelque raison que ce soit.

Pour maximiser les chances de succès, il serait souhaitable à l’avenir, de choisir le “modérateur” des concertations politiques inclusives, en dehors des chefs des groupuscules communautaristes traditionnellement antagonistes ; autrement, son mandat relèverait de la mission impossible, en raison des divergences idéologiques, des mésententes passées, des susceptibilités épidermiques et des incompatibilités d’humeur.

Le choix du communautarisme politique a révélé ses limites au Liban, au Soudan du Sud, en Ulster et plus récemment en Irak. Il s’agit d’un médiocre pis-aller qui attise, polarise et pérennise les tensions, au lieu d’oeuvrer à leur trouver des solutions raisonnables.

En Mauritanie, les chantres d’un tel projet de société font courir de grands risques à notre jeune État, dans une région aux prises avec des crises bien complexes et dans un monde en permanente alerte de cataclysme sanitaire, environnemental ou guerrier. Ces chantres semblent, toutes proportions gardées, adopter une version légèrement modifiée d’un slogan de consommation apparu aux USA, au pic de la pandémie de la Covid-19: “buy now (don’t) pay later!”.

Le suffrage universel, sur la base d’options politiques de rassemblement, constitue la meilleure des alternatives possibles pour départager les choix de société et les hommes qui nourrissent l’ambition de les incarner un jour.

À ceux qui, en dépit de l’invraisemblance arithmétique manifeste, se voient déjà aux commandes de ce pays religieusement uni par une conception sunnite notoirement modérée de l’Islam, culturellement pluriel et socialement métissé, je rappellerais que les grandes batailles électorales modernes se gagnent au centre ou ne se gagnent point. La pigmentation de la peau, quelle qu’elle soit, ne saurait représenter une forme d’immunité morale ou politique contre les turpitudes et encore moins un argument électoral.

Les progrès sociaux et démocratiques, spécialement dans un pays pluriel comme le nôtre, sont intrinsèquement liés à la capacité des acteurs politiques à forger ensemble des compromis nationaux, au-delà des différences culturelles, des divergences idéologiques et des légitimes ambitions personnelles.

Notre administration publique et notre société dans son ensemble, ont encore de grands efforts à fournir, notamment via la promotion de l’école publique, universelle, de qualité, et une gestion vertueuse des rares ressources disponibles, pour consolider les progrès accomplis sur la voie exigeante de la modernisation sociale et en réaliser de nouveaux. De grands pays, de par le monde, en sont encore à laborieusement peaufiner, appliquer et évaluer de nouveaux outils juridiques, économiques et pédagogiques, pour éradiquer les désastreuses séquelles de la funeste traite négrière.

4. Des bribes de propositions

Ceux qui brassent l’air en permanence, dans une logique politique nihiliste, devraient, de temps à autre, renoncer à un tel exercice de facilité, et s’essayer à une logique positive, celle de propositions constructives pour davantage d’égalité des chances au profit des citoyens de ce pays, de progrès social collectif et de responsabilité citoyenne ; ils rendraient ainsi un bien meilleur service à eux-mêmes, aux leurs et à tous leurs concitoyens.

Dans cet ordre d’idées, je souhaiterais avancer des remarques basiques, susceptibles, à mon sens, de renforcer l’action publique en cours, visant à améliorer, dans la durée, les performances de l’administration publique de notre pays et de favoriser l’évolution pacifique de notre société vers l’intégration et le développement durable.

Pour aplanir un problème de société, aussi complexe soit-il, il n’y a pas trente-six solutions ; les pouvoirs publics peuvent agir suivant quatre axes principaux : sensibiliser le corps social, adopter un cadre législatif et réglementaire adapté, former les ressources humaines aptes à accompagner et mettre en œuvre un tel dispositif légal, et prévoir les moyens logistiques y afférents.

Le précédent ordre de priorité revêt, à mes yeux, une importance capitale, car, la coercition potentielle de par la loi, la rigueur et la probité des juges, et la disponibilité des moyens matériels, ne sont d’aucun secours dans la bataille contre la corruption, par exemple, tant que la société traite les auteurs de détournements de deniers publics en « braves gars », voire en « héros », et les fasse bénéficier d’un véritable laxisme moral ambiant.

Bien au contraire, un « tableau rédhibitoire » comportant les noms des agents publics «indélicats », doit être dressé et régulièrement actualisé, à la faveur de chaque mise au jour d’une corruption avérée ; ceux dont les noms figureront sur ce tableau devront être interdits de service au sein de l’administration de ce pays.

Ils devront aussi être frappés d’inéligibilité, et ce afin d’éviter, par exemple, que l’Assemblée nationale ne devienne le refuge de richissimes ex-prévaricateurs, leur échappatoire rêvée des rigueurs de la loi, le point de départ de nouvelles atteintes à l’intérêt public…

Les pouvoirs publics, les partis politiques (toutes obédiences confondues ; dans un souci d’unité nationale, il serait souhaitable, à terme, d’en limiter le nombre à trois: Gauche-Centre-Droite), les oulémas, les ONG, la presse, les artistes …, se doivent d’agir, de concert et en écho aux suggestions du Président de la République à Wadane et au Palais Al Mourabitoune, pour former et mobiliser un bouclier national largement majoritaire (un consensus social) contre la culture endémique de la corruption. Une telle thérapie doit être aussi précoce que possible, notamment dès l’école primaire. Il y va de la préservation de la paix civile dans ce pays, de sa stabilité politique et de son essor économique partagé.

En matière de ressources humaines, il est primordial de choisir une grande majorité des fonctionnaires, sur la base de concours transparents, et ce afin de sélectionner les meilleurs cadres parmi le vivier humain national. Un fonctionnaire recruté sur des bases particularistes ou subjectives est autrement plus vulnérable au laxisme, au népotisme et à la vénalité, qu’un fonctionnaire psychologiquement conforté dans ses mérites personnels, à la faveur d’une procédure de sélection irréprochable.

S’il est compréhensible, dans un jeune pays comme le nôtre, de procéder à des promotions individuelles destinées à respecter certains équilibres sociaux, la grande majorité (+90%) des fonctionnaires ne doit avoir de compte à rendre, ni d’allégeance qu’à l’État mauritanien, dans le cadre de sa vision unitaire et démocratique de la société. L’équité véritable est à ce prix, tout comme le sont l’efficacité et l’efficience administratives ; le communautarisme est, par essence, antinomique des vertus de la bonne gouvernance et du progrès social.

S’agissant du cadre législatif et réglementaire, sans être un spécialiste du droit, il me semble que les fondamentaux sont là ; à titre d’exemples, les lois sur la répression de la pratique de l’esclavage ou de la corruption, sont parmi les plus en avance de la sous-région et probablement du monde, pour peu qu’elles soient scrupuleusement appliquées.

Il est possible d’épiloguer à souhait au sujet de l’insuffisance des moyens logistiques ; il est néanmoins indéniable qu’avec un usage efficient des ressources disponibles, on peut déjà « faire la différence ».

Isselkou Ahmed Izid Bih

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