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Entre les lignes d’un parcours inédit…/ Le professeur Abdel Wedoud Ould Cheikh

Il est à craindre que les amateurs de pugilat, de règlements de compte à ciel ouvert et de rudes invectives ne puissent trouver leur « bête égarée » (ḍālla), comme on dit en arabe, dans ce récit de vie plein de (més)aventures et de rebondissements. L’auteur, homme d’une longue expérience aux multiples dimensions diplomatiques, est un fin lettré, issu d’une prestigieuse lignée de savants, qui a sans doute appris dès le berceau, auprès d’une mère vénérée de l’illustre

qabīla des Awlād Daymān – réputés chez tous les hassanophones pour leur flegme légendaire et leur habileté à manier oxymores et litotes – la maxime, très diplomatique, qui enseigne que si le mensonge est prohibé, la vérité est indicible (al-kiḏb ḥrām yaġayr al-ḥagg mā yingāl). La vision essentiellement positive, sinon œcuménique, du monde qui se dégage de ce bel ouvrage et l’infinie bonté dont il fait preuve à l’égard de personnalités à la bonté controversée – ne nommons personne… – susciteront peut-être aussi quelque réticence parmi les tenants de l’idée hégéliano-marxienne selon laquelle «l’histoire avance par ses mauvais côtés ». Et il est également permis de s’interroger sur ce qu’en dirait quelque lecteur de Paul Valéry, qui se demandait naguère, avec un brin d’inquiétude borgésienne : « Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? ».

Je m’autorise du versant « Sorbonne » des mémoires que Muḥammad al-Muḫtār wuld Bāh vient de faire paraître sous le titre Un voyage avec la vie (ou, moins littéralement, Un parcours biographique) pour cette esquisse d’entrée en matière d’un compte rendu qui ne peut que trahir par sa brièveté la foisonnante richesse de son objet. Ladite esquisse ne touche nullement, bien sûr, aux penchants majeurs, aux sources privilégiées d’inspiration et à l’extraordinaire multiplicité des activités déployées par l’auteur tout au long d’une existence bien remplie. Elle

se contente d’un clin d’œil à la légitime fierté que laisse deviner sa narration d’avoir brillamment accompli, si l’on ose dire, « par la bande », un parcours méritocratique scolaire, colonial et postcolonial, qui l’a conduit jusqu’aux plus hautes marches de l’univers pédagogique français – ses multiples distinctions de la Sorbonne précisément –, alors que rien, ni dans sa formation de départ, ni dans sa passion pour les jeux d’esprit que propose la culture arabo- musulmane mauritanienne traditionnelle, ni sa profonde foi musulmane et anticoloniale, ne le poussait vers la boulimie de diplômes français dont il a fait montre. Sinon peut-être, comme il le suggère lui-même, une sorte de volonté de revanche de la strate dominée des groupes «instruits » dominants de l’ère coloniale, quand l’instruction en arabe issue des maḥāẓir, dont notre auteur est un pur produit, était traitée avec toute la condescendance que l’on peut deviner…

Je laisserai à plus compétent que moi le soin de juger des qualités proprement littéraires de cette admirable chrestomathie où se marient vers et prose, et où les pièces rimées en arabe classique, y compris – et surtout – de l’auteur lui-même, alternent avec les compositions en dialectal ḥassāniyya.

Une remarque toutefois. Quelque bon connaisseur de la littérature régionale (en arabe) aimait

naguère à faire observer que dans une culture ouest saharienne prompte à tout mettre en vers – de la logique et des mathématiques à la médecine et à l’astronomie, en passant par la grammaire et la théologie – on ne rencontre qu’un seul prosateur digne de ce nom, al-šayḫ Sīdī Muḥammad (m. 1826) wuld al-šayḫ Sīd al-Muḫtār, celui notamment des épîtres magistrales, qui ont fourni

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matière à la thèse du regretté ‘Abd Allāh wuld Mawlūd1. Du haut de mon incompétence, je suggérerais qu’il faudra désormais y ajouter Muḥammad al-Muḫtār wuld Bāh, dont l’abondante production historique et didactique, allant de l’héritage malikite saharien à l’histoire de la grammaire arabe, et de la critique littéraire à l’histoire du taṣawwuf2, trouve aujourd’hui une forme de « dépassement », au sens de l’aufhebung hégélien, dans ce Parcours biographique.

La prose élégante et fluide de ce poète, alimentée par la mémoire d’une vie positivement romanesque, remplie d’initiatives (parfois périlleuses…), de rencontres et de voyages; prose qui pourrait, par moment, sembler menacée d’affadissement par des vignettes quasi- administratives (quand l’auteur s’attarde en « mode rapport » sur le fruit de ses activités

professionnelles…) ou une excessive courtoisie pleine d’humanité – les bons sentiments, dit- on, ne font guère bon ménage avec la bonne littérature… – , cette prose donc retrouve toujours son mouvement et sa séduction, non seulement par la mobilité et la multiplicité rapportés des intérêts et fonctions du narrateur lui-même, mais aussi par l’ornement que lui procurent les anecdotes plaisantes et/ou instructives dont l’auteur a pris soin de l’émailler. Riḥla ma‘a al- ḥayāt se lit comme un roman.

Autant, et sans doute plus, par son contenu que par sa forme l’ouvrage peut et doit intéresser tous ceux qui se préoccupent de la culture et de l’histoire de l’espace mauritanien et, au-delà, à celles de l’ensemble du monde arabo-musulman des années 1940 à nos jours.

Étalée sur près d’un siècle (1924-2022), cette rétrospection ne cède que très exceptionnellement à l’introspection ou à la méditation généralisante, si l’on met de côté quelques observations incidentes mais remarquablement suggestives. Voici, par exemple, l’image que lui inspire le formidable déclin architectural et social de la ville de Saint-Louis du Sénégal, observé en 1993, lui qui a connu l’époque de prospérité de cette agglomération, à la fin des années 1940, quand elle était la capitale administrative de la colonie mauritanienne : « Lorsque je suis passé devant

le palais qui servait de résidence au Gouverneur (de la Mauritanie), je découvris qu’il a été transformé en une usine à glace (maṣna‘an li-l-ṯalj). C’était comme si toutes les pages de l’histoire coloniale française, partie de ce lieu, s’étaient figées/congelées (tajammadat) dans cette usine. » (p. 82). Voici encore comme une ébauche de méditation sur le thème de la liberté suscitée par la privation de liberté lorsque, au sortir de la situation carcérale qu’il a vécue en 1965, le stoïque Muḥammad al-Muḫtār exprime sa crainte, philosophique, si je puis dire, « d’être sortie de la ‘liberté en prison’ (ḥurriyyat al-sijn) pour aller vers la ‘prison de la liberté’ (sijn al-ḥurriyya) » (p. 197).

À la rubrique de l’élégie et des peines endurées, il y a certes l’évocation nostalgique d’ al- Asmar, le fidèle chameau de monte de la jeunesse, que ne feront oublier ni la Peugeot, ni le petit avion Jodel acquis à la maturité et que l’auteur pilotait lui-même pour le poser dans un gawd sommairement balisé des environs d’al-Nubbāġiyya ; il y a les deuils et les souffrances

physiques de la maladie ; il y a aussi les désagréments de la résidence surveillée et de la prison quand viendra l’heure de la confrontation judiciaire avec les autorités mauritaniennes, qui

1 Abdallah Ould Mawlūd, Šayḫ Sīdi Muḥammad wuld Sīdi al-Muḫtār al-Kuntī (1183 H/1769-70 – 2 šawwāl 1241/12 mars 1826). Contribution à l’histoire politique et religieuse du Bilād Šinqīṭ et des régions voisines, notamment d’après les sources arabes inédites, Thèse de 3e cycle, Université Paris IV, 1977.

2 De la masse de ses écrits qu’il énumère dans sa Riḥla, je mentionnerai ceux qu’il m’est arrivé de consulter : La littérature juridique et l’évolution du malikisme en Mauritanie, Tunis, Université de Tunis, 1981 ; al-Ši‘r wa al- šu‘arā’ fī mūrītānyā, Tunis, al-Šarika al-Tūnisiyya li-l-tawzī‘, 1987; Tārīḫ al-naḥw al-‘arabī fī al-Mašriq wa al- Maġrib, s. l., ISESCO, 1996 ;Tārīḫ al-taṣawwuf, Nouakchott, Dār al-isrā’, 2021

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n’appréciaient que modérément l’allégeance au Maroc, consentie un moment par notre auteur. Quoi qu’évoqués avec mesure, et parfois avec humour, ces tribulations carcérales sont – et cela se comprend… – les seuls moments où consent à se faire jour la mauvaise humeur de Muḥammad al-Muḫtār wuld Bāh. Ils fournissent l’occasion d’une esquisse de règlement de compte, en quelque sorte « par délégation », avec al-Muḫtār wuld Dāddāh, premier président d’une chimérique entité mauritanienne, jugée, à l’époque par l’auteur, totalement inféodée à une hégémonie française qui faisait – seulement – semblant de passer la main. Je dis « par délégation », car ce serait plutôt l’entourage « étranger » qui aurait pu, soupçonne wuld Bāh, prêter sa plume à certains passages des mémoires3 d’al-Muḫtār où les partisans (mauritaniens) de la marocanité de la Mauritanie sont évoqués avec peu de sympathie, tout comme les collaborateurs d’al-Muḫtār chargés de l’encadrement du procès qui a condamné l’auteur en

1965 auraient fabriqué de toute pièce le témoignage d’un espion marocain « fictif » commis pour le charger…

Une (petite) fenêtre sur l’intimité de l’auteur est cependant entrouverte avec l’évocation de deux de ses loisirs : son intérêt pour le damier sur sable (ṣrand ou ẓāma) – dont il semble avoir été un champion – et pour le jeu d’échec, ainsi que sa passion pour l’aviation. « Aucune agréable satisfaction (mut‘a) de ma journée, écrit-il, si je n’ai passé une heure ou plus navigant dans le ciel, triomphant de la gravité qui rive l’homme à la terre (quwwat al-arḍ al-latī tašuddu al- insān ilayhā), pour jouir du plaisir d’un atterrissage sans accroc (wa faraḥan bi-l-‘awdati ilayhā bi-salāma). » (p. 202). Ce qui, du reste, ne fut pas toujours le cas…

La poésie, autre gymnastique de délassement et d’échanges entre happy few dont l’ouvrage est tissé, a poussé notre auteur à fréquenter, avec une assiduité et un plaisir non dissimulés, divers cercles littéraires marocains du temps de ses multiples résidences dans le royaume alaouite. Elle aurait pu fournir l’occasion et le lieu d’une expression plus intime que la pudeur du lettré (quasi)-daymānī se serait refusé à confier à la prose. Mais ce moyen de sublimer les sentiments n’est pas essentiellement, chez les lettrés biẓān, l’ami des confidences indiscrètes. La poésie

est, dans cette tradition, autant un moyen de masquer que celui d’étaler ses affects, même quand il s’agit de thèmes aussi intimement mobilisateurs que les oraisons funèbres, où une somme de topoï convenus impose souvent son cortège de clichés et de syntagmes figés.

Mais laissons-là la forme pour revenir au contenu de cette longue narration épousant les méandres d’une vie.

En bonne logique chronologique, tout commence, au début des années 1930, non loin de la bourgade de Boutilimit, dans l’ouest de la Mauritanie, avec une enfance heureuse dans le giron d’une mère dévouée et affectueuse, alors que le narrateur devait perdre son père tout juste au sortir de la toute petite enfance. Ce qui n’empèchera nullement le souvenir de cette figure paternelle, celle d’un lettré de renom doublé d’un maître soufi, d’un médecin traditionnel et

d’un grand voyageur, particulièrement de celui qui a visité le Maroc et s’est rendu aux lieux saints de l’islam, d’accompagner tout au long de sa vie l’auteur de Riḥla ma‘a al-ḥayāt. Sujet scolaire doué, celui-ci reçoit une éducation saharienne «classique », en tout point conforme aux canons en vigueur dans les milieux zwāya depuis des temps immémoriaux; une éducation centrée sur la mémorisation du Coran, prélude à une instruction religieuse plus étendue qui

devait se soutenir d’une parfaite maîtrise de la langue arabe.

3 Moktar Ould Daddah, La Mauritanie contre vents et marées, Paris, Kathala, 2003

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Les circonstances difficiles des années 1940 (sécheresse, famine, guerre…) vont pousser le jeune prodige de la maḥaẓra vers la quête d’une source de revenu moins aléatoire qu’un élevage nomade sérieusement malmené par les conditions climatiques et visiblement en peine de répondre aux besoins économiques du narrateur. C’est ainsi qu’il entamera par un poste de «moniteur stagiaire » d’enseignement de la langue arabe, acquis de haute lutte, une longue carrière nationale et internationale. Suivant pour ainsi dire un cursus personnel au gré de ses affectations administratives et des opportunités de fréquentation des enseignements disponibles dans ses divers lieux de séjour, il se forgea une instruction résolument bilingue arabe-français. Au terme de ses pérégrinations scolaires, inscrites dans le champ des études arabo-musulmanes, il sera adoubé par les plus grands orientalistes français de la seconde moitié du XXe siècle, même s’il ne se départira pas d’un regard suspicieux à l’égard de ces anciens maîtres, lorsqu’il

entreprendra, au terme de sa longue carrière professionnelle, une traduction personnelle du Coran en langue française.

Voici, faisant suite à ses débuts laborieux de « moniteur », un rappel des principales étapes de son itinéraire professionnel tels qu’exposés dans sa Riḥla : instituteur bilingue; inspecteur de l’enseignement arabe; Ministre (1957-1958) dans le premier gouvernement de la Mauritanie en voie d’autonomie; directeur de la radio/télévision marocaine (1960-1963); directeur de l’Ecole Normale des Instituteurs (Mauritanie), puis de l’Ecole Normale Supérieure de Nouakchott (1967-1978) ; député à l’Assemblée Nationale mauritanienne, vice-président de la commission des affaires étrangères; diverses fonctions à l’UNESCO (1979-1985), notamment la responsabilité de son bureau au Maghreb ; secrétaire général adjoint de l’Organisation du Congrès Islamique (1985-1990) ; président de l’Université Islamique de Say (Niger) ; professeur durant neuf ans à la « Maison ḥasanienne du ḥadīṯ » (Dār al-ḥadīṯ al-ḥasaniyya) à Rabat, avant de rejoindre la direction de l’Organisation du Monde Islamique pour l’Education, la Science et la Culture (ISESCO), puis celle du « Prix Šinqīṭ » (Mauritanie), prélude à une retraite (active) qu’il consacrera à la création et à la direction d’une Université privée en

Mauritanie (Jāmi‘at Šinqīṭ al-‘aṣriyya).

De ce long périple, accompagné d’une fréquentation de cercles cultivés et de sociétés savantes (Mujamma‘ Āl al-Bayt en Jordanie, Mujamma‘ al-luġa al-‘arabiyya du Caire…) aux membres souvent proches des sphères du pouvoir, tout particulièrement au Maroc et en Mauritanie, Muḥammad al-Muḫtār gardera un carnet d’adresse que son affabilité et la séduisante étendue de sa culture lui permettront de mettre au service de la réussite de son chef d’œuvre pédagogique : Jāmi‘at Šinqīṭ al-‘aṣriyya. Les illustrations photographiques de l’ouvrage, où abondent les portraits en compagnie de rois, de présidents et autres hommes d’influence de toutes fonctions et nationalités documentent la diversité et l’étendue de son réseau de relations.

Car, et il y revient à de nombreuses reprises, cet héritier d’une grande lignée de lettrés, associe sa vocation essentielle à la quête et à la transmission du savoir. Il se réjouit des rencontres et

des échanges (parfois sur le mode de la joute poétique) instructifs qu’il a pu avoir, et des découvertes géographiques et culturelles effectuées tout au long d’une vie voyageuse qui l’a mené aux quatre coins du monde (Afrique, Moyen-Orient, Europe, USA, Chine…). Il évoque avec empathie et admiration bon nombre des figures littéraires et scientifiques les plus marquantes – mauritaniennes, arabes et autres – avec lesquelles il a collaboré ou qu’il a

fréquentées.

Toujours au rayon de ses préoccupations pédagogiques, Muḥammad al-Muḫtār développe longuement le rôle qu’il a joué dans la conception et la mise en œuvre des diverses réformes

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(1967, 1973) de l’enseignement public mauritanien tendant à (re)donner à la culture arabo- musulmane des maḥāẓir toute la place qu’à ses yeux elle mérite ; tout comme, Président du Prix Šinqīṭ, il militera pour la création d’une distinction destinée à récompenser les productions jugées les plus méritantes dans ce domaine.

Mais l’épisode le plus agité de cette vie que le milieu et l’éducation préparaient sans doute à l’effort en direction de la plus grande sérénité, elle le doit plutôt au champ du politique. J’y ai fait allusion précédemment quand j’ai mentionné les ennuis judiciaires auxquels le narrateur a dû faire face au milieu des années 1960. Il faut y revenir, car il semblerait que ce soit un véritable tournant dans sa vie.

Voici, en résumé, comment Muḥammad al-Muḫtār présente les choses. Malgré une sympathie dictée par des liens personnels et de ‘aṣabiyya tribale avec Aḥamdu wuld Ḥurma, élu en novembre 1946 premier député de la Mauritanie au parlement français à la faveur de « loi-cadre » de Gaston Deferre, qui ouvrait la voie à ce type de représentation pour les « indigènes » des colonies françaises d’Afrique, Muḥammad al-Muḫtār affirme qu’il n’avait, dans ces années-là, qu’un intérêt limité pour l’action politique. Il se verra pourtant offrir un portefeuille de Ministre dans le premier gouvernement de la future République Islamique de Mauritanie, formé en 1956, sous l’autorité de al-Muḫtār wuld Dāddāh, comme l’un des deux représentants, avec Day wuld Sīdi Bāba, du parti «Entente mauritanienne» de wuld Ḥurma. Muḥammad al-Muḫtār mentionne également l’appui qu’il aurait reçu, pour sa participation au gouvernement, de l’émir du Trarza, Muḥammad Vāl wuld ‘Umayr. Mais il réalisera rapidement, écrit-il, que ce gouvernement ne dispose quasiment d’aucune autonomie par rapport aux autorités françaises. Aḥmadu w. Ḥurma lui-même, qui avait échoué à se faire réélire en 1951, quittera la Mauritanie pour le Maroc (1957) dont il épousera les revendications territoriales sur la Mauritanie. Muḥammad al-Muḫtār fait état d’une coordination étroite, fondée sur des objectifs anticoloniaux, qui existait entre l’émir et les deux membres « ententistes » du gouvernement. Au mois de mars 1958, ils décident tous les trois, à travers un assez long périple passant par

Paris et Le Caire, de rejoindre à leur tour le Maroc. Cet exode vers le royaume alaouite entrainera d’autres personnalités de quelque notoriété, notamment un cousin germain de l’émir, al-Šayḫ Aḥmadu w. Sīdi, et un ancien président de l’Association de la Jeunesse de Mauritanie (AJM), Muḥammad Aḥmad w. al-Taqī.

Fort bien accueillies, ces figures bénéficieront pour la plupart de nominations prestigieuses au sein du gouvernement et dans la diplomatie marocaine. Si les autorités mauritaniennes les soupçonnent toutes d’avoir adhéré à la thèse de la marocanité de la Mauritanie4, Muḥammad al-Muḫtār w. Bāh y distingue, quant à lui, deux tendances différentes. Celle qu’il identifie à lui- même et à Wuld ‘Umayr qui penchait plutôt pour un genre de « solution fédérale » d’unité entre le Maroc et la Mauritanie et qui n’envisageait guère le recours à la lutte armée pour parvenir à cette fin; et celle de l’intégration pure et simple du territoire mauritanien au Maroc au moyen,

si nécessaire, d’actions militaires, et dont Aḥmadu w. Ḥurma aurait été le principal défenseur.

Là où il pense avoir déployé d’incessants efforts pour convaincre pacifiquement les autorités de la Mauritanie naissante d’épouser son point de vue « fédéraliste », al-Muḫtār w. Dāddāh5 et son entourage auraient plutôt perçu une volonté de barrer la route à l’indépendance de la

4 M. Ould Daddah, op. cité, pp. 306-315

5 Cf. La Mauritanie contre vents et marées, op. cité.

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Mauritanie et un activisme qui ne dédaignait pas de recourir à la violence6 pour en faire une province du royaume chérifien.

Le projet d’incorporation de la Mauritanie au Maroc, qui ne semble pas avoir entrainé une adhésion massive de l’opinion mauritanienne, pour autant qu’il y en ait eu une, s’est heurté à la volonté de l’ancien maître et tuteur ex-colonial français de maintenir et de défendre les frontières de cette fiction étatique qu’il a créée de toute pièce, plus pour ses intérêts, notamment miniers, que pour ceux des Mauritaniens, estime Muḥammad al-Muḫtār. Face à cette situation, et compte tenu des résultats mitigés des contacts diplomatiques entamés par les exilés pour convaincre leurs ex-compatriotes de s’incorporer à un Grand Maroc, certains d’entre eux,

notamment Muḥammad al-Muḫtār lui-même et l’émir Muḥammad Vāl, décidèrent, avec l’aval du roi Hassan II, de revenir en Mauritanie en 1963. Ce retour, accueilli avec suspicion par les autorités de Nouakchott, valut à notre auteur, après une brève résidence surveillée à Tichit, un séjour de quelques mois de prison à Tamchaket, suivi d’un procès au terme duquel il sera finalement libéré. Mais à l’échelle de cette vie pleine de rebondissements, ces tribulations carcérales ne constituent en définitive qu’une parenthèse dans un parcours professionnel, mauritanien et international, jalonné des plus belles réussites, avant comme après ces désagréments du milieu des années 1960.

Telles sont quelques-unes des grandes lignes de cet ouvrage où l’on croise beaucoup de monde, surtout du beau monde, qui ne méritait sans doute que d’être traité avec l’exquise courtoisie dont Muḥammad al-Muḫtār wuld Bāh, à quelques rares exceptions, l’a constamment gratifié. Comme toute entreprise autobiographique, ce récit de soi, cheminant avec son propre filtre à travers le labyrinthe de la mémoire, qui, inévitablement, appelle à trier, à choisir, à retenir ou à rejeter, à minorer ou célébrer, comporte tout aussi inévitablement une part de fiction de soi. Comme si, par quelque imparable nécessité narratologique, s’exprimait, chez tout mémorialiste, une aspiration à s’ériger, par l’écriture, en cause de soi. Une cause qui, ici comme ailleurs, est d’abord une affaire d’enfance, dont nul, semble-t-il, ne guérit. « The child, disait William

Wordsworth, is the father of the man…». Mais le lyrisme, toujours accompagné d’une vision mesurée et réfléchie, qui traverse ce témoignage, me pousse à conclure ces quelques lignes par le propos d’un autre poète, qui lui est sûrement plus familier, al-Mutanabbī, faisant l’éloge de la rectitude de jugement et de la sagesse dont Muḥammad al-Muḫtār est, à n’en pas douter, un excellent modèle :

‎الرأي قبل شجاعة الشجعان هو أول و هي المحل الثاني و لربما طعن الفتی أقرانه بالرأي قبل تطاعن الأقران

‎لولا العقول لكان أدنی ضيغم أدنی إلی شرف من الانسان

Abdel Wedoud Ould Cheikh.

6 Attaque de Choum/Täggäl en 1957, divers attentats entre 1960 et 1963, etc. Cf. Moktar Ould Daddah, op. cité.

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