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Projet Grand Tortue Ahmeyim, quel impact sur notre économie ?

Cet article ne sera que le début d’une série qui abordera une multitude de sujets tels que la politique budgétaire, la politique monétaire, la politique de protection sociale, la SNIM, l’Energie, etc.

La raison d’être de ces articles n’est autre que de provoquer et de stimuler le débat public. Ils poseront beaucoup de questions mais ne prétendent pas avoir une réponse à tout. Je suis preneur d’idées ou de propositions pour nourrir mes réflexions sur ces questions.

Interrogé par une journaliste sur l’impact qu’aura le projet GTA sur la croissance nationale, le Ministre de l’Economie M. Ousmane Kane répond : « C’est un projet très important qui permettra d’accélérer le rythme des investissements. Néanmoins, je ne suis pas d’avis qu’il changera durablement le visage économique de la Mauritanie. Nous utiliserons le gaz dont nous disposons le temps qu’il faudra, mais il ne transformera pas notre avenir […] Par ailleurs, les prix du gaz peuvent être erratiques. Aujourd’hui, ils sont élevés, mais demain, le resteront-ils ? […] Je voudrais que nous construisions notre avenir en fonction du potentiel dont nous disposons en matière de ressources renouvelables ».

La réponse du Ministre a beaucoup fait réagir sur les réseaux-sociaux. Nombreux de nos concitoyens disent qu’on sous-estime sciemment les gains potentiels du projet pour mieux les détourner.

Je vous livre ici ma réflexion sur la déclaration du Ministre.

Le projet Grand Tortue Ahmeyim va-t-il changer le visage économique de la Mauritanie ?

En cherchant à répondre à cette question, on se heurte à un obstacle de taille, le manque de données. Les négociations entre l’Etat Mauritanie et BP / Kosmos se font à huis clos. Les contrats signés n’ont pas été rendu publiques. Nous ne savons rien des engagements de BP en matière de contenu local. Notre pays est pourtant signataire depuis 2007 de l’initiative pour la transparence des industries extractives (EITI) dont les membres s’engagent à publier toutes les données relatives aux revenus tirés des activités minières et énergétiques.

Cela dans le but de permettre aux citoyens et aux experts de comprendre et d’analyser les revenus perçus et l’usage qui en est fait, ce qui pousserait le gouvernement et les entreprises du secteur minier et énergétique à plus de responsabilité et de transparence.

Les progrès que fait notre pays pour se conformer aux standards de l’EITI sont jugés par l’organisation elle-même « significatives », alors qu’ils sont jugés ‘’satisfaisants’’ pour notre voisin sénégalais qui a donc une longueur d’avance sur nous en matière de transparence.

Nonobstant ce manque de transparence essayons d’évaluer l‘impact du projet Grand Tortue Ahmeyim (GTA) sur notre économie.

Pour cela intéressons-nous aux retombées économiques du projet GTA. Nous aurons des revenus directs provenant de l’exportation (ou à l’utilisation pour nos besoins domestiques) de notre quote-part du gaz et des revenus indirects liés au local content.

Revenus directs : 10% du champ Tortue

En février 2018, les gouvernements de la Mauritanie et du Sénégal ont signé un accord pour développer le champ gazier transfrontalier GTA, comprenant le champ de Tortue, découvert pour la première fois dans le bloc C-8 au large de la Mauritanie en 2015, détenu par BP (62%), Kosmos Energy (28%), et SMHPM (10%), et le champ d’Ahmeyim, situé au large du Sénégal dans le bloc Saint-Louis Offshore Profond, détenu par BP (60 %), Kosmos Energy (30 %) et la compagnie pétrolière nationale sénégalaise, Petrosen (10 %).

Situé dans des eaux profondes de 2 km, à la frontière maritime entre la Mauritanie et le Sénégal, comprenant deux réserves de gaz naturel, les champs de Tortue et d’Ahmeyim, et s’étendant sur une superficie de 33 000 km2, le champ gazier GTA est estimé à environ 4500 Milliards de mètre cube.

Vous l’avez compris, GTA est un projet géant et complexe qui requiert des capacités humaines, logistiques, industrielles, financières et technologiques qui sont aujourd’hui hors de notre portée. Cette technologie très avancée et ces compétences extraordinaires requises pour le développement du projet affaiblissent notre bargaining position. Nous n’obtiendrons que 10% des revenus du champ Tortue.

Pour éviter que ne se développe dans l’opinion publique un sentiment d’injustice ou de dépossession, nous devons expliquer les tenants et aboutissants des négociations et les raisons pour lesquelles nous pensons que cette quote-part est juste et acceptable. Leur présenter un benchmark régional ou africain de projets comparables. Rappeler que le Sénégal, comme nous, n’obtiendra que 10% du champ Ahmeyim.

Quelle est notre stratégie GTA ? Avons-nous délégué la commercialisation de notre quote- part à BP ? Quel proportion exportation versus marché domestique ? Quel impact sur Somagaz ? Des questions qui méritent réponses.

Les experts estiment que la réalisation du projet GTA devrait générer entre 15 et 19 milliards de dollars de revenus supplémentaires pour le gouvernement mauritanien au cours des trois prochaines décennies. Cela représente 0,5 à 0,63 Milliards de dollars par an, soit une hausse de 21 à 26% des recettes de l’état (comparé aux recettes prévues par la loi des finances 2022). A cela s’ajoute l’impôt sur les sociétés que nous verserait BP et Kosmos.

Des ressources importantes donc pour le trésor public, mais qu’il faudra par des investissements intelligents, transformer en croissance économique inclusive. Cela n’est pas chose aisée.

L’Algérie, pays riche en gaz naturel, a eu sur la dernière décennie une croissance économique plus faible que le Maroc ou le Sénégal qui en sont dépourvus.

Le gouvernement doit profiter de la manne financière du gaz pour développer d’autres industries et diversifier notre économie. Pour ce faire, nous pouvons créer un fonds souverain pour les investissements stratégiques qui recevra l’ensemble (ou une bonne partie) des profits générés par GTA via les impôts, les permis d’exploitation de gisement et les exportations.

Ce fonds investira ces ressources dans les secteurs clés ce qui permettra le développement du tissu économique nationale et limitera notre dépendance aux prix du gaz (nos finances publiques sont déjà largement dépendantes des prix du fer).

Revenus indirects : Le local content

Le projet GTA va également bénéficier à l’économie nationale à travers ce qu’on appelle communément, le local content. Ce concept fait référence aux mesures qui exigent que des investisseurs étrangers utilisent une certaine proportion de ressources locales pour la production de biens ou la prestation de services. Il s’agit pour notre pays comme pour le Sénégal de militer pour qu’une partie des investissements massifs engagés par BP « ruisselle » jusqu’à nos entreprises nationales. Que la priorité des contrats de sous-traitance soit accordée à nos entreprises nationales. Que la priorité à l’emploi soit accordée, à qualification égale, à la main d’œuvre locale.

Le taux moyen de contenu local en Afrique reste malheureusement inférieur à 20% alors qu’il est de 70% au Brésil et en Malaisie. Notre pays ne fait pas exception. Le contenu local du projet GTA risque d’être très faible. Cela tient à diverses raisons : Faiblesse du tissu industriel national et du savoir-faire technique, notamment dans l’industrie gazière ; Méconnaissance par beaucoup de nos entreprises locales des normes de Qualité, Hygiène, Sécurité et Environnement (QHSE) ; Manque d’informations de nos entreprises locales sur les procédures d’achat de biens et de services des donneurs d’ordre ; Déficit du capital humain adaptée.

Les entreprises mauritaniennes ayant gagné des contrats de sous-traitance avec BP se comptent sur les doigts d’une main. Le matériel acheminé vers le projet va augmenter les revenus du port de 27,5 millions de dollars.

La création d’emploi attribuable à GTA reste limitée. Le ministère de l’Energie et des Mines avance le chiffre de 120 emplois créé et 40 techniciens formé.

Maximiser le contenu local n’est pas chose aisée. Le projet (Mauritanien) d’appui aux négociations des projets gaziers et de renforcement des capacités institutionnelles avait lancé en juillet 2020 un appel d’offre (financé par la Banque mondiale) pour le recrutement d’un cabinet de conseil spécialisé pour le développement d’une stratégie pour la création de contenu local dans le secteur pétrole-gaz et de proposer, au niveau règlementaire et législatif, les mécanismes permettant d’augmenter la part du contenu local tout en préservant la compétitivité et l’attractivité du secteur.

Je n’ai pu obtenir des informations fiables sur les recommandations du cabinet de conseil, ni sur les engagements de BP en matière de contenu local. Mais je crois important que notre stratégie mette l’accent sur :

– Le développement de la formation professionnelle et technique afin d’améliorer l’employabilité de nos jeunes.

– L’identification puis l’accompagnement des entreprises mauritaniennes les plus prometteuses des secteurs gaziers, Pétroliers et Travaux Publiques qui souvent peinent à trouver les financements adéquats.

– L’organisation de séances d’échanges entre BP et entreprises nationales pour que ces derniers soient informés des besoins présents et futures de la multinationale anglaise.

Comment financer ces points d’action ? La Loi de règlement 2020 indique que : « Durant l’année 2020, le secteur des hydrocarbures a bénéficié d’un montant de 145.90 Millions MRU au profit de la formation et de la promotion du secteur. Comparé à l’année 2019, les frais de formation ont progressé de 25.15 Millions MRU, soit une augmentation de 21 %. Cette augmentation s’explique par les versements réalisés par SHELL Exploration & Production au profit de la formation, qui sont passés de 700 000 USD, en 2019 à 1 400 000 USD en 2020 ».

Ces montants peuvent aider à financer nos recommandations sur le contenu local.

Local content par le biais de la RSE

BP comme toutes les multinationales, fait du contenu local par le biais de la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises). C’est dans ce cadre que 50 jeunes Sénégalais et Mauritaniens bénéficient actuellement d’une formation de 4 ans à la Glasgow Caledonian University au Royaume-Uni à l’issue de laquelle ils serviront leurs pays respectifs à travers le projet GTA.

A cela s’ajoute deux projets sociaux réalisés au profit des populations locales vivant à proximité des infrastructures du projet GTA consistant en une aide à l’accès à l’eau potable et un don de fournitures scolaires à des élèves. On ne peut manquer de remarquer et de regretter le faible engagement sociétal de BP en Mauritanie.

Attention au risque de cannibalisation

Le projet GTA ne présente pas que des avantages. Il comporte aussi des risques, dont le plus important est celui que j’appellerai risque de cannibalisation. Les études d’impact environnementales et les mesures de sécurité mis en place par BP réduisent le risque d’accident mais ne l’élimine pas. Nous nous souvenons qu’en avril 2010, le Deepwater Horizon, une plate-forme louée par BP explosa dans le golfe du Mexique. La pollution engendrée affecta fortement l’économie et l’écosystème locaux.

Le projet GTA pourrait, en cas d’accident grave, nous priver de l’un des poumons de notre économie, le secteur de la pêche, qui emploie des milliers de personnes et représente 40% de nos exportations. Nos ressources halieutiques sont renouvelables si on évite la surpêche, ou plus précisément, si le taux de régénération est supérieur ou égal au taux d’exploitation. GTA est un stock de gaz épuisable en trois décennies.

Pour réduire ce risque de cannibalisation, le risque qu’un stock épuisable nous fasse perdre une ressource renouvelable, nous devons nous assurer par une entité qualifiée et indépendante que les normes de sécurité les plus exigeantes sont respectées. Nous devons aussi intégrer dans les contrats qui nous lient à BP l’obtention en cas d’accident d’une compensation financière et d’une réparation des préjudices environnementaux causés.

Les champs de Banda et de BirAllah

GTA tend à éclipser d’autres projets gaziers tout aussi importants. Les campagnes d’exploration de gaz en offshore ont permis d’identifier et de quantifier au niveau du champ Banda des ressources gazières suffisantes pour alimenter une centrale à gaz en Mauritanie d’une capacité d’au moins 350 MW sur 20 ans. Les réserves prouvées en gaz sont de l’ordre de 1TCF. Le champ de Banda n’est pas propice à l’exportation mais constitue le gisement idéal pour le développement du gas-to-power.

Le Ministère du Pétrole, des Mines et de l’énergie et l’opérateur énergétique international, New Fortress Energy (NFE) ont signé en novembre dernier, un mémorandum d’entente pour le développement du champ pour la génération de l’électricité.

L’objectif consiste, à l’horizon de 2024, à alimenter la centrale duale de 180 MW à partir du gaz et la construction d’une nouvelle centrale à cycles combinés de 120 MW permettant ainsi à notre pays de se doter, pour la première fois, d’usines à gaz de production globale de 300 MW.

S’il est réalisé comme convenu, le projet piloté par NFE nous permettra de réaliser des économies sur l’importation du fioul lourd, de renforcer notre indépendance énergétique et de réduire significativement notre impact carbone (faible intensité carbone du gaz comparé au fioul).

Un autre gisement extrêmement important a été découvert par la société pétrolière et gazière américaine Kosmos Energy à proximité de la zone du projet Grand Tortue Ahmeyim partagé entre la Mauritanie et le Sénégal. Ses réserves prouvées en gaz, estimés à 13 Tcf, ont été trouvées dans le puits d’exploration Orca-1, du champ BirAllah.

Conclusion

La compréhension qu’ont nos concitoyens pour le secteur gazier est faible, mais leurs attentes sont très élevées. Une gestion transparente et de la pédagogie sont nécessaires pour rapprocher les espérances de l’opinion publique de la réalité économique.

La malédiction des ressources naturelles, ‘resource curse’, concept inventé par l’économiste britannique Richard Auty selon lequel beaucoup de pays riches en ressources naturelles avaient, paradoxalement, de très faibles croissances économiques, n’est pas une fatalité. Par une gestion transparente et des investissements intelligents, nous pouvons diversifier notre économie et créer une croissance inclusive et durable.

Dans un prochain article, nous analyserons les propos du Ministre de l’Economie sur les ressources renouvelables en Mauritanie.

Abderrahmane Bellal

Titulaire d’un Bachelor en Business Administration de l’EDHEC Business School et d’Aarhus Universitet (Danemark).

Titulaire d’un double diplôme : Master en Management et Master of Science en Finance de l’EDHEC Business School (Londres – UK).

J’ai travaillé comme consultant à Deloitte Luxembourg, consultant à KPMG France et Manager chez Aviva.

Président du Think Tank mauritanien « Carrefour des idées »

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