L’UE épinglée pour sa coopération migratoire avec la Mauritanie

LE POINT AFRIQUE – Dans son dernier rapport, l’ONG Human Rights Watch (HRW) accuse Nouakchott de graves violations des droits humains et dénonce l’externalisation de la gestion migratoire par l’Union européenne et l’Espagne à la Mauritanie.
« Les forces de sécurité mauritaniennes ont commis de graves violations des droits humains entre 2020 et début 2025 à l’encontre des migrants et des demandeurs d’asile dans le pays », dénonce l’ONG Human Rights Watch (HRW) dans un rapport de 163 pages, publié mercredi 27 août.
Intitulé « Ils m’ont accusé d’avoir tenté de me rendre en Europe », ce rapport documente, à travers les témoignages de plus de 220 personnes, les nombreux abus des forces de sécurité mauritaniennes à l’encontre des migrants, majoritairement des Subsahariens (Afrique centrale et de l’Ouest).
« Ils [les policiers] m’ont déshabillé… et m’ont battu… Ils m’ont soumis à des chocs [électriques]. Ils ont dit que j’aidais des gens à aller en Espagne », a rapporté un homme expulsé de Mauritanie. La liste des violations subies par les personnes interrogées est longue et les responsabilités clairement établies : il s’agit de la police, des garde-côtes, de la marine, de la gendarmerie ainsi que de l’armée du pays.
Pays de transit et de départ en raison de sa situation géographique – situé à proximité des îles espagnoles des Canaries sur sa façade atlantique –, la Mauritanie est devenue depuis 2024 l’un des principaux lieux de départ des migrants d’Afrique de l’Ouest tentant de rejoindre l’Europe, via les Canaries. La « route Atlantique » s’est ainsi réactivée en raison du renforcement des contrôles dans les pays voisins. L’afflux de migrants s’est accéléré ces dernières années. Les pirogues arrivées dans l’archipel espagnol en 2024 – 47 000 personnes débarquées, un record – étaient principalement parties des côtes mauritaniennes, informe l’ONG Caminando Fronteras.
Face à ces arrivées considérables, les autorités mauritaniennes ont multiplié les mesures répressives et les expulsions massives. Un positionnement d’autant plus favorisé par les accords renouvelés en mars dernier avec l’Union européenne et l’Espagne concernant le volet migratoire. Cette externalisation de la gestion des migrations à la Mauritanie, « malgré les violations des droits humains commises », est vivement fustigée par HRW qui pointe dans son rapport la « complicité silencieuse » de ces acteurs étatiques conduisant à exacerber les abus.
Des violations et abus répétés
Les violations répertoriées par l’ONG auprès des migrants et des demandeurs d’asile sont nombreuses. Profilage racial et ethnique, extorsion, arrestations arbitraires, détentions avec peu d’accès ou pas à la nourriture, expulsions massives, passages à tabac et actes de torture, mais aussi harcèlement sexuel – au moins neuf migrants ont rapporté avoir été violés – se sont produits dans le cadre du contrôle des frontières et des migrations en Mauritanie, sur terre et en mer, « souvent lorsque les migrants tentaient de quitter le pays ou d’y transiter ». « Pendant des années, les autorités mauritaniennes ont mené une politique abusive en matière de contrôle des migrations – malheureusement courante en Afrique du Nord – en violant les droits des migrants africains originaires d’autres régions », déplore Lauren Seibert, chercheuse sur les droits des réfugiés et des migrants à HRW.
Des abus lors des interceptions de pirogues et sauvetages dans l’Atlantique, ainsi que lors des débarquements, sont documentés.
« Après une semaine en mer, nous avons été interceptés par la marine mauritanienne. À notre débarquement, ils nous ont menacés et insultés en arabe et en français. Ils nous ont frappés à coups de poing, de matraque, de câble. Je leur ai donné 300 000 francs CFA [457 euros] », a témoigné un Sénégalais intercepté alors qu’il tentait de rejoindre les îles Canaries depuis Nouadhibou, au nord du pays.
L’ONG pointe aussi « les recherches et sauvetages inadéquats » menés par les forces de sécurité lors des naufrages, et la « priorité accordée aux opérations de “pullback”, c’est-à-dire à l’interception de personnes migrantes dans le but de les renvoyer de force ou de les empêcher de partir ».
De nombreux migrants ayant été détenus dans les centres de rétention gérés par la police décrivent des conditions et des traitements inhumains : surpopulation, manque d’hygiène et de nourriture, parfois présence d’enfants ou adolescents avec des adultes sans liens familiaux.
« [La police] m’a beaucoup frappé et ne m’a pas donné à manger. Ils m’ont traité comme un animal. Quand je voulais aller pisser [ou] parler à un policier, celui-ci me frappait la main ou le dos avec un “koboko” [fouet] », raconte Ibrahim Kamara, un Sierra-Léonais qui a passé trois jours dans le centre de Ksar, à Nouakchott, en août 2022. Il a pu se nourrir uniquement grâce à la solidarité des autres migrants. Les centres de rétention – celui de Nouadhibou, fermé depuis 2011, devrait rouvrir prochainement – sont saturés, favorisant plus encore des conditions inhumaines.
Les interpellations se sont multipliées depuis janvier. Plusieurs témoignages font état de conditions inhumaines en contradiction avec les droits humains, telles que des interventions en pleine nuit, sur les lieux de travail, parfois avec violence, ainsi que des extorsions de la part des forces de l’ordre. La répression s’est également étendue à l’égard de tous les étrangers subsahariens. Mamadou Baidy Camara, coordinateur régional de l’Association mauritanienne des droits de l’homme (AMDH), dénonce une « stigmatisation et un amalgame, faisant de tout étranger un potentiel candidat à la migration ».
Plusieurs migrants interviewés ont affirmé avoir subi un « profilage racial ou un traitement raciste de la part des forces de sécurité parce qu’ils étaient noirs ». Ainsi des individus et des groupes ont été ciblés sur la base de « simples suppositions de départ, d’absence de papiers ou d’implication dans le trafic de migrants », donnant lieu à des situations arbitraires. L’ONG rapporte que ces abus ont également concerné des enfants, des femmes enceintes, mais aussi des demandeurs d’asile, des réfugiés, y compris des personnes avec un statut migratoire légal.
Expulsions massives
Avec le durcissement de la politique migratoire, la lutte contre l’immigration clandestine s’est aussi accompagnée d’une campagne d’expulsions massives d’étrangers, principalement originaires de Guinée, du Mali, du Sénégal, de Gambie et de Sierra Leone. Selon les sources gouvernementales, entre janvier et avril 2025, la Mauritanie a intercepté et expulsé près de 30 000 migrants et démantelé pas moins de 88 réseaux de passeurs. L’année précédente, 16 410 personnes avaient été refoulées du pays. Un tribunal spécial, chargé entre autres de réprimer le trafic des migrants, a été mis sur pied à Nouakchott en début d’année. Cette explosion d’expulsions a d’ailleurs créé de vives tensions politiques entre la Mauritanie et ses voisins, le Sénégal et le Mali.
Des témoignages compilés par HRW font également état d’abandons à la frontière malienne en dépit de la situation sécuritaire. Des dizaines de milliers d’étrangers africains ont été expulsés par les autorités mauritaniennes vers les frontières avec le Sénégal et le Mali, parfois dans des zones reculées où l’aide est réduite et l’insécurité règne, ce qui a les « exposés […] à d’importants risques ». Un Libérien a été expulsé en décembre 2024, avec une vingtaine de personnes, dont des enfants, vers la ville de Gogui dans la région de Kayes au Mali, pourtant en proie aux attaques et exactions.
Quelques jours plus tard, un groupe armé islamiste attaquait la ville de Nioro du Sahel, à 67 kilomètres de là. D’autres migrants sont envoyés à Rosso, ville frontalière avec le Sénégal. Mais les capacités du seul centre, géré par la Croix-Rouge, y sont insuffisantes pour prendre en charge ces arrivées massives. « Beaucoup de ces cas constituaient des expulsions collectives – des renvois de groupes de personnes sans évaluation au cas par cas ni procédure régulière – interdites par le droit régional africain et international », souligne le rapport.
L’ONG révèle aussi d’importantes irrégularités dans le respect des procédures, notamment dans le cas de personnes faisant l’objet d’une enquête ou de poursuites pour trafic de migrants en Mauritanie, comme de « fausses accusations présumées, l’accès limité à l’aide juridique, les barrières linguistiques ou encore la détention prolongée ».
Des accords attaqués
Sous pression, la Mauritanie s’est employée à opérer un virage tout répressif dans le volet migratoire. Un agenda qui coïncide avec le renouvellement des accords entre l’Union européenne et l’Espagne avec la Mauritanie en mars 2024. Ce partenariat assure au pays un soutien financier et matériel sur le dossier migratoire : un financement de 210 millions d’euros a été alloué au gouvernement mauritanien pour contrôler, interpeller et expulser les migrants tentant de rejoindre l’Europe clandestinement.
Hausse des patrouilles en mer et sur la côte, déploiement de l’Agence européenne de surveillance des frontières (Frontex)… la lutte contre le trafic de migrants et la sécurité ont été passablement renforcées. En 2024, 11 469 bateaux ont été stoppés par les autorités mauritaniennes, une hausse de 122 % par rapport à 2023 et de 431 % par rapport à 2022. Dans le même temps, l’Espagne a, elle aussi, renforcé son soutien à la Mauritanie en déployant sa police et sa garde civile sur place, pour appuyer les autorités locales à travers la formation d’unités spéciales chargées de la lutte contre les trafics illicites, parmi lesquels le trafic d’êtres humains ou encore la surveillance aérienne et maritime.
Des accords ont été conclus en août 2024 pour favoriser la migration circulaire – visas délivrés dans certains secteurs économiques – entre les deux pays. Cette mesure reste cependant limitée car elle ne concerne que les citoyens mauritaniens, la majorité des candidats à l’immigration étant originaires d’autres pays d’Afrique.
Cette logique d’externalisation des frontières adoptée par l’Union européenne – qui consiste à confier le contrôle des migrations vers l’Europe aux pays d’origine et de transit de migrants, comme cela a déjà été le cas avec la Turquie, la Tunisie ou l’Égypte – est très décriée.
« Les Européens ont signé des contrats avec la Mauritanie, le Maroc – ce sont des pays tampons. C’est toujours la même chose, la souffrance des migrants, la maltraitance des migrants en détention, les expulsions… Les Africains font le travail pour l’UE, et ils le savent », a déclaré à HRW un travailleur humanitaire malien, basé au Mali à la frontière avec la Mauritanie.
« En finançant et équipant les forces mauritaniennes, et en collaborant avec elles pendant des années dans le but de renforcer les contrôles des frontières et des migrations sans avoir assuré des garanties adéquates du respect des droits humains, l’UE et l’Espagne ont contribué à la répression contre les migrants et partagent la responsabilité des abus commis en Mauritanie », a dénoncé HRW. Lauren Seibert critique leur « complicité silencieuse » et déplore cette « externalisation des frontières de l’UE ».
Selon le rapport, il apparaît également que, dans certains cas, des forces espagnoles étaient présentes lors d’arrestations et de détentions abusives de migrants par des autorités mauritaniennes.
En réaction au rapport, le gouvernement mauritanien « rejette catégoriquement les allégations de torture, de discrimination raciale ou de violations systématiques des droits des migrants ». Et souligne les récentes démarches positives adoptées pour améliorer le traitement des migrants et le respect de leurs droits.
Parmi elles, l’« interdiction stricte des expulsions collectives » et les nouvelles procédures opérationnelles standards (POS), en mai 2025, pour réglementer les sauvetages, les interceptions en mer, les débarquements et la prise en charge des migrants, avec des obligations de respect des droits et de garantir la protection ainsi que des soins médicaux. La Commission européenne a, elle, assuré que son partenariat avec la Mauritanie était « solidement ancré » dans le respect des droits et a cité le soutien de l’UE aux POS et à d’autres initiatives centrées sur les droits.
« En allant plus loin pour mettre fin aux abus, la Mauritanie pourrait potentiellement montrer la voie vers une gestion des migrations respectueuse des droits en Afrique du Nord. De leur côté, l’UE et l’Espagne devraient veiller à ce que leur coopération avec la Mauritanie en matière de migration donne la priorité aux droits et à la sauvegarde des vies humaines, au lieu de soutenir des mesures répressives qui conduisent à des abus », a déclaré Lauren Seibert.
Par Clémence Cluzel