Pour une justice accessible et indépendante
Pilier fondamental de l’État de Droit, la Justice a pour finalité la résolution des litiges et la répression des infractions à l’ordre social. L’efficacité de tout système judiciaire dépend de sa capacité à assurer l’accès à la justice et l’application stricte de la loi.
À l’Indépendance, l’État mauritanien mit en place un système judiciaire constitué de deux ordres : une justice locale basée sur la Chari’a et une justice moderne issue du Droit moderne.
Ce modèle fut remis en cause à partir de 1983 avec l’islamisation du Droit à travers l’adoption d’un nouveau code pénal (ordonnance 83/162 du 09 Juillet 1983), inspiré de la Chari’a, et l’institution d’une Cour criminelle islamique à Nouakchott.
Cette évolution conduisit une partie des juges à refuser l’application du Droit moderne, soutenant que le législateur a abrogé les textes antérieurs non conformes à la Chari’a. Dans le souci d’assurer la mise en œuvre des lois de l’État, le pouvoir est alors intervenu par l’ordonnance N° 86/103 du 1erJuillet 1986, modifiant et complétant le statut de la magistrature pour préciser que « tout magistrat qui refuse d’appliquer les lois en vigueur sera révoqué du corps de la magistrature ».
Par ailleurs, il a rétabli de sévères conditions de recrutement, en élevant le niveau de formation et en soumettant les magistrats stagiaires à une période probatoire de sept ans avant d’être titularisés.
Dans le sillage de la démocratisation des institutions, au cours des années 90, les pouvoirs publics adoptèrent une série de lois visant à adapter la justice aux exigences de l’État de Droit: loi organique N° 94/012 du 17 Février 1994, portant statut de la magistrature ; loi N° 99/039 du 24 Juillet 1999, fixant l’organisation judiciaire ; etc.
Le régime de transition de 2005 inscrivit la réforme de la justice parmi ses objectifs, sans pour autant traduire dans les actes les recommandations issues des journées de concertation sur la justice, organisées en 2005.
En dépit des efforts de l’État tendant à relever le niveau de celle-ci, des obstacles majeurs continuent à en entraver l’accès des citoyens, obligeant certains à se tourner vers les modes traditionnels de solution des litiges. Les tribunaux ne bénéficient pas d’une bonne image auprès des citoyens et leur perception du système demeure négative dans l’ensemble.
Louables mais insuffisants efforts
Ce manque de confiance se justifie par la complexité et la lenteur des procédures judiciaires, l’irrespect de l’indépendance des juges et le poids des conventions culturelles.Rendre la justice plus accessible n’est pas une tâche facile dans un pays comme le nôtre, confronté à des problèmes d’analphabétisme et de pauvreté.
La tâche est d’autant plus difficile que lesecteur de la justice n’absorbe que 2% du budget de l’État, alors qu’il atteint une proportion plus importante au Sénégal voisin et que l’objectif affiché est la refondation de l’État de Droit sur l’ensemble du territoire national en restaurant la confiance des citoyens.
Rapprocher la justice de ceux-ci passe d’abord par une réorganisation judiciaire adaptée aux réalités culturelles du pays, intégrant les modes traditionnels de résolution des litiges. Autrement dit, permettre la solution des conflits par des procédés adaptés aux croyances culturelles locales.
Une justice accessible nécessite évidemment l’assistance financière aux justiciables démunis. Sur ce plan, un pas important a été franchi avec l’adoption de la loi N° 2015/030 du 10 Septembre 2015, portant aide judiciaire. Mais ce système n’est pas encore opérationnel,faute de textes d’application de ladite loi.
Aussi y a-t-il lieu de prendre les mesures urgentes pour mettre en œuvre le dispositif d’assistance judiciaire, en prenant en compte les engagements pertinents du président de la République Mohamed Cheikh El Ghazwani dans le domaine de la justice. Se pose enfin le problème de l’indépendance des juges. Sur ce plan, il convient de souligner que le respect de ce principe républicain est dans les faits remis en cause par les affectations arbitraires opérées par le pouvoir politique, en violation du statut de la magistrature qui interdit les affectations de magistrats, sauf en cas de nécessité impérieuse de service.
À cette tendance s’ajoute l’influence récurrente du facteur tribal dans les nominations aux postes judiciaires. L’influence de ce critère a pris une dimension nouvelle avec la nomination de Mohamed Mahmoud ouldBoye à la tête du ministère de la Justice. Partisan d’une vision traditionaliste du secteur, il considère « la fonction de juger » comme un attribut de sa communauté tribale.
Selon sa conception, la conduite des tribunaux doit être confiée aux magistrats appartenant à celle-ci, leurs collègues issus de groupes différents devant être désignés dans des postes de second plan.
Ainsi, le Conseil de la magistrature tenu en Décembre 2021, sur initiative d’OuldBoye, a procédé à un vaste mouvement en soncorps, accordant la part belle aux magistrats issus de la communauté tribale du ministre qui se sont vus attribuer l’essentiel des postes-clés dans l’appareil judiciaire.
Les éléments appartenant à d’autres groupes sociaux ont été placés dans des fonctions secondaires : conseillers, substituts, etc.Les sessions ultérieures du Conseil tenues en Décembre 2022 et Juillet 2023 ont conforté l’orientation tribale dans les choix aux postes judiciaires et suscité un sentiment d’injustice au sein d’une partie du corps magistral vis-à-vis du système en place.
Cette situation appelle une réforme urgente du système de nomination des juges. Elle passe nécessairement par une révision de l’ordonnance N° 026/2006 du 12 Juillet 2006 portant modification du statut de la magistrature, dans le sens d’un encadrement strict du pouvoir de nomination du ministre de la Justice dans les postes judiciaires.
Je conclurai mon propos en soulignant que la mise en place d’une justice accessible et indépendante exige le bannissement des critères du tribalisme et du clientélisme dans la sphère judiciaire. Car l’emprisedu fait tribal conduit à l’arbitraire.
Mohamed Bouya Ould Nahy
Ex-procureur de la République de Nouakchott