Nouakchott. Marché public des ordures : autopsie d’une République en décomposition

Il est rare qu’un marché public résume à lui seul l’état d’un État. Mais ce qui se joue autour du contrat de collecte des ordures à Nouakchott dépasse de loin la question technique de la salubrité. Ce feuilleton, où quatre attributions ont été successivement suspendues, annulées, contestées, puis rejouées par les mêmes acteurs, révèle une faillite stratégique, juridique et morale de la commande publique mauritanienne.
Au cœur de ce dossier : la neutralisation du droit par l’habitude, la désactivation des garde-fous institutionnels, et l’abandon de toute logique d’intérêt général.
Quand le droit ne protège plus le bien public
Le Code des marchés publics de 2021 (loi n°2021-024) présente un cadre théoriquement robuste : séparation des fonctions de passation, contrôle et régulation ; droit au recours ; pouvoir de suspension automatique de la procédure à la saisine de la CRD (Commission de règlement des différends) ; compétence d’auto-saisine par l’ARMP.
Mais à Nouakchott, la réalité contredit les textes
Les décisions d’annulation rendues par la CRD sont ignorées ou contournées. La Commission de passation du ministère de l’Intérieur (CPMP) persiste, sans rectification, à désigner les mêmes sociétés, sur des bases fragiles. L’ARMP, pourtant habilitée à enclencher des contrôles d’office, agit tardivement, sans bilan public, sans action corrective durable. Le droit est là. Mais il agit trop tard, trop faiblement, et sans mémoire.
L’arène d’un pouvoir administratif sans contrepoids
Les suspensions à répétition ne sont pas des incidents. Elles sont le reflet d’un pouvoir administratif devenu auto-référentiel :Le juge administratif (la CRD) décide, mais ne peut empêcher la répétition de la faute. L’attributaire change, mais les procédures restent bancales. Le citoyen, pourtant usager du service, n’est jamais partie au processus.
Et pendant ce temps, les ordures s’accumulent, les marchés tournent entre les mêmes acteurs (SOS NDD, ARMA, SMTD), et les procédures deviennent elles-mêmes le lieu de l’échec.
Ce que les autres ne disent pas
1. Le droit du recours est devenu un outil de guerre lente
Le dépôt d’un recours devant la CRD contre une attribution de marché nécessite 20 000 MRU. Ce montant, modeste mais automatique, permet aujourd’hui de ralentir mécaniquement toute procédure, quelle que soit la solidité du grief.
Cela ne crée pas un déséquilibre économique, mais un instrument procédural de sabotage stratégique, utilisé parfois sans intention d’obtenir gain de cause, mais pour bloquer l’exécution du marché ou faire pression sur l’administration.
2. Le droit n’anticipe pas la récidive
Le Code n’intègre aucun mécanisme dissuasif contre la répétition d’une attribution annulée. Même en cas de faute constatée, la CPMP peut réattribuer au même soumissionnaire, sans exposition à sanction, ni devoir de justification renforcée. C’est une faille doctrinale grave : la règle administrative n’intègre pas l’histoire de ses propres violations.
3. Le vide du contrôle citoyen
Les conseils municipaux, les élus de Nouakchott, les usagers organisés, les syndicats de la voirie : tous absents.
Le processus de passation est traité comme une affaire d’ingénierie technique, alors qu’il s’agit d’un choix politique majeur affectant la santé, la dignité urbaine, l’environnement, le contrat social même.
Une capitale en état d’abandon rationnalisé
La ville est sale. Mais ce n’est pas un accident. Elle est sale par autorisation administrative. Elle est sale par passation récidiviste. Elle est sale parce que le droit n’a plus de capacité à désigner la responsabilité, ni à assurer une continuité cohérente du service. Ce marché n’a pas échoué.
Il a été conçu dans un système où l’échec est permis, répété, puis recyclé.
Que faire ? Pour un Code du mérite, pas du manège
Voici cinq axes concrets pour réformer le Code des marchés publics à partir de ce cas emblématique :
1. Interdiction de réattribution à une entreprise dont l’offre a été annulée sans modification substantielle.
2. Création d’un registre public des annulations, des motifs, et des suites données.
3. Rôle renforcé de l’ARMP avec obligation de rapport annuel sur les marchés à forte incidence sociale.
4. Participation des collectivités territoriales et des usagers organisés aux marchés de services publics urbains.
5. Sanctions pécuniaires pour les CPMP qui enfreignent de façon récurrente les décisions de la CRD.
L’État ne peut être propre si ses marchés publics sont sales
Le droit n’est pas un simple instrument de régulation. Il est l’empreinte visible de la volonté de justice dans la gestion de la chose publique. Tant qu’un État permet que des contrats publics vitaux soient attribués, annulés, réattribués, recontestés sans conséquences , il fabrique lui-même les conditions de son propre discrédit. Et tant que le citoyen ne pourra ni saisir, ni surveiller, ni comprendre ce qu’il paie à travers ses impôts, il ne croira plus ni à la République, ni à la justice, ni à la propreté.
Mansour LY