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La guerre de Gaza ou le naufrage du droit international

Les promesses illusoires du Nouvel ordre mondial

Au lendemain de la première guerre du Golfe, G. W. Bush Senior annonçait l’avènement d’un nouvel ordre mondial censé sceller l’entrée des relations internationales dans une nouvelle ère, placée sous le signe « du respect du droit international, du développement du multilatéralisme, de l’avènement d’une Communauté internationale avec un C majuscule… »(1).

La décennie 1990 pouvait alors être proclamée par l’Assemblée générale de l’ONU « Décennie des Nations-Unies pour le droit international »(2). Dans l’euphorie de cette extension annoncée de l’Etat de droit aux relations internationales, les études sur la mondialisation du droit voire sur la constitution d’un droit mondial se sont multipliées(3).

La création par le Conseil de Sécurité, respectivement en 1993 et en 1994, du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), puis l’entrée en vigueur, en 2000, du Statut de Rome sur la Cour pénale internationale, ont à leur tour alimenté cette euphorie.

Sur le terrain du règlement pacifique des conflits, les années 1990 ont, d’abord, semblé amorcer un tournant dans l’un des conflits qui a généré le plus d’injustices et qui produit le plus de répercussions sur l’entente entre les civilisations et, partant, sur la paix internationale, à savoirle conflit israélo-palestinien.

Comme promis, lors de la première guerre du Golfe, les Etats-Unis ont parrainé, en 1991, la Conférence de paix de Madrid, obligeant Israël à y participer. Dans la foulée, ils ont encouragé Palestiniens et Israéliens à s’engager dans les négociations qui conduiront, en 1993, aux fameux accords d’Oslo dont on escomptait, en dépit de leur ambiguïté originelle, qu’ils débouchent sur la constitution d’un Etat Palestinien dans les frontières de 1967.

Contexte des attaques du 07 Octobre

Mais pour faire la paix, il faut être deux. Or, il est très vite apparu qu’Israël qui s’est habitué à la politique du fait accompli – de la Nakba, en 1948, à l’occupation, en 1967, de Jérusalem Est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza – n’était pas disposé à s’engager dans un processus de paix sur la base du droit international et notamment des Résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité en la matière.

L’assassinat, le 4 Novembre 1994, du Premier ministre Itzhak RABIN, déclaré par une partie de la droite religieuse israélienne « rodef » (« juif trahissant sa communauté ou mettant en danger la vie d’autres juifs ») en fut la première illustration.

Par la suite, la quasi monopolisation du pouvoir par des majorités de droite, associant les extrémistes religieux, a eu pour effet de renforcer la colonisation dans la partie utile des Territoires occupés -sans respect de la continuité de ces territoires, hypothéquant ainsi la constitution d’un futur Etat palestinien – de multiplier les exactions et les assassinats quotidiens des Palestiniens, d’institutionnaliser la politique d’apartheid, devenue officielle, en 2018, avec la loi définissant Israël comme « l’Etat Nation du peuple juif », de soutenir les incursions régulières des extrémistes juifs sur l’esplanade de la Mosquée et, enfin, s’agissant de la bande de Gaza, d’imposer, depuis 2007, à l’enclave, un blocus terrestre, maritime et aérien.

C’est dans ce contexte d’humiliations, d’exactions, de violences permanentes et systématiques à l’encontre du peuple palestinien et d’absence de tout horizon de règlement politique respectant les droits élémentaires de celui-ci que les attaques du Hamas du 07 Octobre dernier sont intervenues.

Comme l’a fort bien souligné le Secrétaire général des Nations-Unies et sans que cela n’en justifie les victimes civiles, ces attaques ne surgissent pas de nulle part. Ignorant cette réalité têtue, Israël s’est au contraire employé à les décontextualiser pour justifier la nature et l’ampleur de la guerre illicite qu’elle allait conduire en guise de riposte.

Le droit d’Israël de se défendre : le quiproquo juridique

Mais ce qui frappe le plus à propos de la réponse israélienne à ces attaques, c’est l’alignement spontané et sans réserves – au moins au cours des premières semaines – de l’ensemble des pays occidentaux sur la position de l’allié israélien. Selon une formule éculée, convoquant le droit naturel de légitime défense consacré par l’article 51 de la Charte onusienne(4), « Israël a le droit de se défendre ».

Or, ces Etats, qui ont chacun une armada de juristes – dont les plus grands internationalistes – ne peuvent ignorer que, dans la mesure où Israël est une Puissance occupante – (pour rappel, la bande de Gaza est sous blocus terrestre, maritime et aérien depuis 2007) – c’est le régime des territoires occupés, tel que défini par la 4ème Convention de Genève du 12 Août 1949 (et notamment ses articles 47 à 78, objet de sa Section III relative aux territoires occupés), qui s’applique et non l’article 51 de la Charte onusienne sur la légitime défense, lequel suppose une agression armée extérieure, c’est-à-dire une agression imputable à un autre Etat ou un groupe d’Etats. C’est en effet dans ce sens que la Cour Internationale de Justice s’était clairement prononcée dans son avis relatif aux « conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé »(5).

Puisqu’Israël est une Puissance occupante, les menaces à sa sécurité provenant de l’aile militaire du Hamas dans la bande de Gaza doivent être considérées comme des menaces internes et traitées par lui dans le respect des obligations qui lui incombent en tant que Puissance occupante. S’il peut alors s’attaquer aux combattants du Hamas, dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, il ne peut s’en prendre directement ou indirectement aux populations civiles dont il est tenu de garantir la sécurité et de s’assurer qu’elles conservent l’accès aux services de base: nourriture, soins, éducation…

Pour Israël et ses alliés, l’intérêt de l’invocation abusive de la légitime défense de l’article 51 est donc double. D’une part, cette invocation permet de décontextualiser les attaques du 07 Octobre en occultant la source du problème central que la Communauté internationale – par faiblesse ou par complaisance à l’égard de la Puissance occupante – n’a pas pu ou n’a pas voulu résoudre, à savoir, celui de l’occupation illicite des territoires palestiniens et des crimes qui en ont résulté.

D’autre part, elle légitime a priori le recours à la guerre menée contre les populations gazaouies et les soutiens internationaux qui pourraient lui être apportés dans ce cadre.

Violations du droit international humanitaire à une échelle inégalée depuis le second conflit mondial

A ce jour, les bombardements indiscriminés d’une violence et d’une intensité inégalées, depuis la fin du second conflit mondial, ont déjà fait près de 20.000 morts et plus de 50.000 blessés dont plus de 70% sont des femmes et des enfants. A cela, s’ajoutent les effets du siège de l’enclave, désormais privée d’eau et d’électricité, de nourriture et des médicaments et, enfin, les déplacements forcés de deux millions de Gazaouis « poussés comme du bétail par les injonctions israéliennes d’une partie de Gaza vers une autre, puis vers une troisième »(6). Indice de l’ampleur des destructions, près de 80% de bâtiments ne sont plus habitables.

Après avoir été dénommée « la prison à ciel ouvert », Gazaest désormais « l’enfer sur terre » (terme utilisé par les Nations-Unies) pour des populations civiles qu’Israël, dans l’optique « d’une solution finale », rêve d’expulser vers le Sinaï égyptien.

Il n’est pas besoin d’être juriste pour voir que cette énième guerre contre Gaza, à coup sûr la plus destructrice, est, comme les précédentes mais avec le franchissement d’un degré supérieur dans l’horreur, menée en violation à la fois des règles du droit international humanitaire – qui érige en crimes de guerre et, lorsqu’elles sont systématiques et généralisées, en crimes contre l’humanité, les attaques contre les civils – et de celles du droit international des droits de l’homme qui impose aux Etats le respect en toutes circonstances de certains droits dits indérogeables.

Certains vont plus loin et soutiennent, avec des arguments fort convaincants, que dans la mesure où cette guerre vise à la« destruction physique totale ou partielle » des populations gazaouies, les crimes commis peuvent être qualifiés de génocide (c’est-à-dire, du « crime des crimes ») au sens de l’article 6 du Statut de la CPI(7).

Cela n’a pas empêché les USA d’opposer leur véto pour empêcher une résolution du Conseil de Sécurité ordonnant un cessez-le-feu, enterrant du même coup le fameux principe de « la responsabilité de protéger », promu, en 1995, par les Nations-Unies.

Un double standard qui continue de plomber le droit international

Le contraste avec le conflit russo-ukrainien est frappant. S’agissant de ce dernier, la Fédération de Russie a fait l’objet d’une batterie de sanctions aussi dures les unes que les autres de la part des USA et de l’Union européenne. Le Procureur de la CPI est même allé jusqu’à lancer un mandat d’arrêt contre le Président Poutine alors qu’aucun des deux pays concernés n’a ratifié le Statut de Rome. Dans le cas des massacres de populations civiles palestiniennes, les plus courageux sont ceux qui se hasardent à rappeler que le droit d’Israël à se défendre doit « respecter le droit international humanitaire » ou appellent à une trêve humanitaire. Le verbe « condamner », lui, est, comme l’observe Anne Cécile-Robert, banni du langage diplomatique, pour ce qui concerne Israël. Quant au procureur de la CPI, il ne manifeste aucun enthousiasme pour mener ne serait-ce qu’un début d’enquête en dépit des informations alarmantes qui lui ont été fournies par plus de 150 ONGs et associations sur les crimes d’une extrême gravité commis sur le territoire d’un Etat partie au statut de Rome, à savoir, la Palestine.

Ce « deux poids, deux mesures » ou si l’on veut cette asymétrie du droit international a malheureusement des racines profondes.Elle apparaît déjà, au XVIe siècle, avec les premiers fondateurs de la discipline, les théologiens espagnols, Vitoria et Suarez, qui esquissent les principes d’un droit international appuyé sur le droit naturel, mâtiné de droit romain et de théologie, avant que le Hollandais Grotius n’en entreprenne la laïcisation incomplète, le siècle suivant.

Il est à cet égard intéressant de relever, notamment chez le dominicain Vitoria, que l’usage du double standard est quasi naturel. S’interrogeant sur la licéité de la conquête des Amériques par les rois catholiques, à l’époque, l’auteur fonde celle-ci sur une loi naturelle, « la liberté de communication entre les hommes et les peuples ». Si « les Indiens se sont opposés aux Espagnols ayant débarqué de manière pacifique pour leur proposer de faire le commerce avec eux et de les évangéliser, la résistance des premiers confère aux seconds une juste cause de guerre ». Mais comme le souligne fort bien l’internationaliste belge, F. Rigaux, – l’un des plus grands internationalistes du XXe siècle – la loi naturelle invoquée « qui autorise les peuples et les hommes à communiquer entre eux reçoit une interprétation qui est à deux titres unilatérale. Non seulement les Indiens ne sont pas invités à venir commercer en Espagne mais les territoires coloniaux sont soumis à un protectionnisme étroit… (En fait), la réciprocité n’est la règle que dans les relations entre les princes chrétiens » (8).

Cette vision asymétrique s’est renforcée avec la domination de l’Europe, au XIXe siècle et au XXe siècle, avec un changement de paradigme du droit international, désormais fondé sur le principe de souveraineté. Mais alors que ce nouveau fondement devait impliquer l’égalité de tous les Etats « dits souverains », la doctrine et la pratique juridiques ont consacré la distinction entre deux catégories d’Etats, les Etats dits civilisés – en gros, les Etats européens, les Etats-Unis d’Amérique et exceptionnellement les quelques pays qu’ils adoubaient – qui sont les sujets du droit international et les « Etats non civilisés » qui sont des « non sujets du droit international devant subir la domination des Etats civilisés pour accéder aux bienfaits de la civilisation »( E. Tourme-Jouannet)

Si les choses ont semblé changer avec l’avènement de l’ONU et dans son prolongement, la décolonisation et l’ascension du tiers monde dans les années 1960 et 1970, la fin du monde bipolaire a sur ce point comme sur d’autres redistribué les cartes.

Débarrassé du contrepoids que constituait le bloc soviétique, l’Occident a cédé à la tentation d’instrumentaliser le droit international pour frapper et sanctionner ses ennemis, rangés dans la catégorie des rogue state (Etats voyous), tout en fermant les yeux sur les écarts de ses amis ou alliés. Israël a d’autant plus bénéficié de cette évolution qu’avec la montée du paradigme du choc des civilisations, popularisé par S. Huntington, ce pays devenait, pour certains, le rempart de la civilisation judéo-chrétienne contre les avancées de l’Islam.

L’asymétrie du droit international en sa faveur est donc dans la droite ligne du préjugé de supériorité de la civilisation occidentale qui a justifié les conquêtes coloniales, depuis 1492.

La poursuite de cette logique ne peut toutefois conduire qu’à l’exacerbation des conflits et des guerres.

Reconstruire l’ordre international sur la base du principe de l’égalité entre les hommes et entre les peuples

Si l’on veut établir une paix durable entre les peuples et entre les hommes, il faut, aujourd’hui, plus encore qu’hier, revenir au droit international, à ses principes et à ses règles et les appliquer de manière effective à tous d’autant plus que la structure de la société internationale est entrain de se modifier et qu’avec l’affirmation du rôle des pays émergents, le monde globalisé qui se dessine n’est déjà plus un monde unipolaire.C’est en tout cas, pour l’heure, un monde fracturé qui a besoin du droit et de ses valeurs comme références communes.

Sur cette base, il est impératif de pouvoir mener une enquête sur les crimes qui ne peuvent rester impunis, commis depuis le 07 Octobre 2023 et poursuivre leurs auteurs et complices devant la CPI ou – quoique cela puisse paraître improbable –devant une juridiction pénale internationale ad hoc. Il faut évidemment que les Palestiniens puissent, enfin, exercer leur droit à vivre dans un Etat indépendant dans les frontières internationalement reconnues, conformément aux résolutions pertinentes des Nations-Unies en la matière.

Cela ne sera possible que s’il y a un changement réel dans l’attitude de l’Occident à l’égard d’Israël. Cet Etat doit être soumis aux mêmes règles que les autres Etats, ne bénéficiant plus de « passe-droit » au nom d’un sentiment de culpabilité de l’Occident dont les Palestiniens n’ont pas à payer le prix, ne serait-ce que parce que ce sont eux, aujourd’hui, les victimes !

Par Mohamed Mahmoud Mohamed Salah
Agrégé des Universités – Avocat

Notes

(1)- S. Maljean-Dubois, Environnement et développement : que peut l’Organisation des Nations-Unies : Quel rôle dans le monde actuel ? Journées d’études en l’honneur du Professeur Y. Daudet ; Pédone, 2015, s. p. 111.

(2)-Assemblée générale des Nations-Unies, Résolution 44/23 (1989).

(3)- Pour une analyse critique de cette thématique, voir notre livre : Les contradictions du droit mondialisé, éd. PUF, Collection « Droit, éthique, société », 2002.

(4)-Selon lequel, « aucune disposition de celle-ci ne porte atteinte au droit naturel de la légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations-Unies est l’objet d’une agression armée jusqu’à ce que le Conseil de Sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationale… ».

(5)- CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien, Avis consultatif, Recueil 2004, s. p. 136, concluant que « l’article 51 de la Charte est sans pertinence au cas particulier ».

(6)- Israël se perd dans le carnage à Gaza, éditorial, Le monde des 10 et 11 Décembre 2023, p. 35.

(7)- Voir, la requête adressée, le 20 Novembre 2023, au Procureur de la CPI par plus de 600 avocats représentant plus de 150 associations, syndicats et ONGs.

(8)- F. Rigaux, D’un Nouvel Ordre International à l’autre, in Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin du 20ème siècle, éd. Litec, 2000, p. 689-717. Les citations ci-dessus sont en pages 693-694.

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